Ce 4 décembre 2013, B. Bayenet, professeur à l'ULB et vice-président du CRAIG, a été auditionné lors de la réunion conjointe de la Commission des affaires générales, de la simplification administrative, des fonds européens et des relations internationales du Parlement wallon et de la Commission des Relations internationales et des Questions européennes, des Affaires générales et du Règlement, de l'Informatique, contrôle des communications des membres du Gouvernement et des dépenses électorales du Parlement de la Communauté française.
Un impôt philosophiquement dédicacé ?
Un impôt philosophiquement dédicacé ?
Première publication : mardi 19 octobre 2010 (Le Soir). Publication actuelle : 5 avril 2012 (site CRAIG).
Les scandales des affaires de pédophilie et des déclarations du primat de l’Eglise catholique ont récemment amené certains observateurs et mandataires politiques à s’interroger sur l’intérêt qu’il y aurait de mettre fin à l’actuel régime de financement public des cultes et de la laïcité pour aller, par exemple, vers un système d’impôt philosophiquement dédicacé. Panacée ou fausse bonne idée ?
Par Jean-François Husson, Coordinateur de l’Observatoire des Relations Administratives entre les Cultes, la Laïcité organisée et l’Etat (ORACLE) et chercheur-associé au CRIS-ULg (l’auteur s’exprime à titre personnel).
Combien ? Pour qui ?
Tout d’abord, que représente le financement public des cultes et des communautés philosophiques non confessionnelles (laïcité organisée et bouddhisme) ? Il importe de distinguer trois ensembles.
Le premier est constitué des dépenses directes, actives, en faveur des communautés convictionnelles : subsides à certains organes représentatifs, traitements des ministres des cultes et délégués laïques, couverture du déficit des établissements cultuels et laïques, aumôniers et conseillers moraux, travaux aux bâtiments cultuels et laïques. Il représente 240 millions d’euros, un montant nominal qui en 10 ans a progressé de 20 millions, soit une croissance bien inférieure à l’inflation. Dans d’autres pays, l’essentiel de ces dépenses sont couvertes par une formule d’impôt affecté (Italie, Allemagne, Espagne, Autriche, Hongrie…) mais, à côté de celui-ci, subsistent diverses interventions budgétaires, en particulier en faveur des aumôneries.
Le deuxième est constitué de dépenses un peu particulières et dont la prise en compte dans le financement des communautés convictionnelles peut être discutée. Ce sont les pensions des ministres des cultes et délégués laïques (35 millions d’euros), les travaux aux bâtiments classés (31 millions d’euros) et l’exonération de précompte immobilier dont bénéficient les bâtiments affectés gratuitement à la pratique du culte ou à l’assistance morale laïque (estimé à 14 millions d’euros). Soulignons que ce deuxième ensemble ne pourrait pas être intégré dans une quelconque formule d’impôt affecté et, notamment dans le cas des bâtiments classés, l’essentiel de ces dépenses seraient maintenues même en cas de perte d’affectation cultuelle (pensons par exemple aux travaux de la cathédrale de Tournai…).
Enfin, un troisième ensemble est constitué par le coût des cours de religion et de morale non confessionnelle. En Belgique, on est généralement réticent à l’intégrer dans un chiffrage du financement des communautés convictionnelles compte tenu du régime particulier du cours de morale non confessionnelle qui n’a pas la même articulation avec la laïcité organisée que les cours de religion ont avec les cultes reconnues. Toutefois, dans une perspective internationale, ces dépenses -que j’estime à 325 millions d’euros- doivent logiquement être intégrées.
Bref, sous réserve d’arrondis, l’addition de ces trois ensembles nous amène à un total de 645 millions d’euros.
Le dispositif belge de financement des communautés convictionnelles n’établit pas de clé de répartition préalable entre les bénéficiaires. Pour savoir qui reçoit quoi, il convient de se plonger dans les documents budgétaires et de procéder à divers additions et quelques estimations comme nous l’avons fait pour plusieurs publications.
Si l’on prend le premier ensemble, celui des dépenses directes, la part reçue in fine par le culte catholique, qui était bien supérieure à 95 % dans les années ‘90, était proche de 90 % en 2000-2001 et est aujourd’hui ramenée à près de 80 %, principalement pour une raison sociodémographique, à savoir la forte diminution du nombre de prêtres catholiques, et ce malgré l’octroi de postes d’assistantes paroissiales. Dans le même temps, et c’est là le reflet d’une volonté politique, la part de la laïcité organisée a progressé de 8 à près de 11 % et celles des cultes minoritaires (et du bouddhisme) de 3 à près de 8 %.
Le culte catholique est, de loin, le principal bénéficiaire du deuxième ensemble, compte tenu d’un plus grand nombre de pensionnés mais surtout d’un mode de calcul privilégiant les ministres du culte catholique ; l’autre élément explicatif est le grand nombre d’églises et de cathédrales catholiques classées. Par contre, les cultes minoritaires sont les principaux bénéficiaires du troisième ensemble, constitué par les cours philosophiques, car la part des traitements de leurs enseignants de religion est estimée à 12,5 % du total, alors que ces cours accueillent 5 % des élèves.
Est-ce équitable ?
Dans le système actuel, comment les moyens sont-ils attribués ? Toujours en nous limitant aux dépenses directes du premier ensemble, ce ne sont pas les citoyens qui déterminent ce que les communautés convictionnelles reçoivent au titre du financement public. Le mécanisme est plus complexe : l’Etat fédéral reconnait les cultes et les communautés non confessionnelles et, par la suite, le financement va dépendre pour l’essentiel de la reconnaissance de communautés locales (paroisses, mosquées, temples, établissements d’assistance morale…) selon des critères propres à chaque Région. Les interventions publiques reflètent donc, en partie, la réalité convictionnelle de terrain. Par contre, le fait que des personnes se fassent rayer des registres de baptême n’a aucun impact sur les moyens attribués.
Cela étant posé, la question de l’équité reste entière (nous n’aborderons pas ici d’autres critères comme l’efficience ou la légitimité). Pour l’aborder, ces parts reçues in fine par chaque communauté convictionnelles peuvent être confrontées à un ou plusieurs indicateurs rendant compte de leur présence respective dans la société : appartenance déclarée (ce qui se heurte au principe de respect de la vie privée), demande d’assistance de la part des usagers (comme des études ont tenté de le cerner, non sans mal, en milieu pénitentiaire), statistiques particulières (par exemple en matière de baptêmes, de mariages, de funérailles), choix exprimé par les électeurs (consultation populaire, proposée par le Centre d’Action Laïque) ou les contribuables (impôt philosophiquement affecté, dont diverses formes ont été proposées par les milieux politiques), enquêtes multicritères (comme proposé par la Commission dite « des sages «, instituée par la Ministre Onkelinx en 2005-2006)…
Mais le choix d’un ou plusieurs de ces indicateurs suffirait-il à rendre le système équitable ? Ne conviendrait-il pas d’intégrer également d’éventuels correctifs prenant en compte, par exemple, un rattrapage en formations (comme cela s’est fait pour le culte islamique) ou en locaux (dont a bénéficié, avec des moyens substantiels, le courant laïque) en faveur des communautés convictionnelles nouvellement reconnues, la diversité des formes de pratique ou encore l’existence d’un parc immobilier plus ancien et donc davantage énergivore (élément pris précédemment en compte dans le mode de financement des hôpitaux) ?
Enfin, remarquons que le souhait affiché d’harmoniser et de clarifier les canaux et instruments de financement des communautés convictionnelles est quelque peu compromis par la régionalisation d’une partie substantielle des compétences en 2001, amenant à 4 régimes -régionaux- des cultes à côté d’un régime -fédéral- des communautés philosophiques non confessionnelles.
L’impôt philosophiquement dédicacé (IPD), la solution ?
Les diverses propositions libérales en la matière (A. Destexhe en 2008, D. Ducarme en 2010) proposent qu’une partie de l’impôt des personnes physiques (IPP) payé par chaque contribuable puisse être affecté à la communauté convictionnelle de son choix. Le Centre d’Action Laïque et ECOLO, dans leurs propositions de la fin des années ‘90, proposait un dispositif différent : chaque contribuable avait le même poids dans la répartition d’une partie des recettes de l’IPP.
Cela appelle un certain nombre de remarques.
Tout d’abord, se pose la question de l’opportunité d’affecter des impôts à certaines dépenses ; il s’agit d’un vaste débat que nous n’ouvrirons pas ici pour nous en tenir à quelques considérations plus pratiques.
Ainsi, dans le cas des propositions libérales, ce que recevrait une communauté serait fonction de l’impôt payé par ses adhérents-contribuables, c.-à-d. du niveau de revenu et du nombre de personnes à charge de ceux-ci. De ce fait, une communauté dont les adhérents auraient, en général, un niveau de revenu inférieur à la moyenne et davantage d’enfants à charge serait défavorisée par rapport à d’autres. Dans la seconde formule, un pourcentage de l’IPP serait réparti entre les communautés convictionnelles, ce qui implique que, en cas de nouvelles reconnaissances, les parts des communautés précédemment reconnues se réduiraient probablement, ce qui peut constituer un frein à l’ouverture du système et donc au pluralisme philosophique et religieux. Dans les deux formules, la question du respect de la vie privée est également centrale : le personnel de l’administration fiscale connaîtrait la communauté convictionnelle que tel contribuable souhaite soutenir financièrement, ces données seraient conservées dans des bases de données et l’avertissement-extrait de rôle (utilisé dans diverses circonstances) mentionnerait également la communauté soutenue, ne fut-ce que pour permettre au contribuable de vérifier l’exactitude des données sur base desquelles son impôt est calculé et, in casu, affecté.
Se pose également la question des non contribuables : n’auraient-ils, dès lors, aucune préférence à exprimer ? Et combien de cases prévoir par déclaration d’impôt ? Deux ? Quid alors des personnes à charge ?
Les communautés convictionnelles ne seraient-elle pas amenées à faire de la promotion, voire à se livrer à une véritable concurrence, pour attirer les suffrages des contribuables ? Si cela peut amener à davantage de transparence de la part des communautés convictionnelles quant à leur fonctionnement (ce qui est souhaitable), d’autres dérives sont à redouter.
Ensuite, pour des raisons institutionnelles et techniques, il semble a priori difficile de voir comment un impôt philosophiquement dédicacé lié à l’IPP fédéral pourrait porter sur d’autres dépenses que les traitements des ministres des cultes et délégués laïques et les subsides aux organes représentatifs, soit une centaine de millions d’euros. Comment, par exemple, articuler les interventions des communes et des provinces en faveur des établissements cultuels et laïques, déterminées par les Régions, sur base de l’expression fédérale d’un impôt philosophiquement dédicacé ? Quid également de l’entretien de lieux de cultes qui, pour une partie d’entre eux, appartiennent aux pouvoirs publics ?
Enfin, un point demande réflexion. La base du dispositif de financement des communautés convictionnelles, en Belgique, est constituée par l’assistance morale et religieuse de proximité : c’est le curé catholique (dont le traitement est payé par l’Etat), qui accueille les fidèles à l’église (dont la commune couvre le cas échéant le déficit du fonctionnement ainsi que les travaux, avec l’aide de la Région) et il en va de même pour les autres communautés, y compris la laïcité organisée. Dans le cas d’un IPD, chaque communauté convictionnelle recevrait un certain montant qu’elle pourrait utiliser avec une certaine liberté, ce qui n’est pas sans poser l’un ou l’autre problème potentiel.
-Les ministres des cultes n’étant plus à charge du SPF Justice, quelle visibilité les pouvoirs publics aurait-il encore sur ceux-ci ? Comment pourrait-on vérifier les engagements auxquels ceux-ci doivent souscrire de respecter la Constitution et de ne pas recevoir de rémunération d’instances étrangères ? Comment vérifier que l’argent public ne sert pas à rémunérer des personnes condamnées, par exemple, pour pédophilie ou pour atteinte à l’ordre public ?
-Autre cas de figure, si, par exemple (et pour des raisons difficiles à imaginer actuellement…), le culte catholique recevait 90 % de l’impôt dédicacé tout en n’ayant pas davantage de prêtres disponibles, à quoi utiliserait-il ces moyens publics sensés financer l’assistance morale et religieuse à la population ?
-Ou encore, dans un autre registre, qu’est-ce qui empêcherait alors certains cultes d’affecter des moyens à des institutions caritatives, des pèlerinages, des missions, etc. comme cela se passe dans d’autres pays recourant à un tel dispositif ?
Nous sommes là bien loin de la volonté du Constituant de 1831… Et l’efficience ne serait certainement pas au rendez-vous !
En conclusion
L’impôt philosophiquement dédicacé peut avoir un apport intéressant en termes d’équité, les communautés convictionnelles étant financées en fonction de l’expression des souhaits de la population. De même, le financement serait alors neutre quant aux différences de pratique entre communautés convictionnelles.
Sur un total de 645 millions d’euros (en incluant les cours philosophiques), un IPD pourrait éventuellement être utilisé pour répartir certaines interventions fédérales, principalement les traitements, soit un peu plus d’une centaine de millions d’euros. Cela étant dit, les problèmes de principe (respect de la vie privée), institutionnels (prise en comptes des compétences fédérale et régionale notamment) et techniques sont importants. Force est de constater qu’après avoir creusé la question, le principal promoteur de cette idée, le Centre d’Action Laïque, a plaidé pour une autre formule, à savoir la consultation populaire. Etant assez réticent à mélanger religion et politique, je reste pour ma part réservé quant à cette idée de consulter la population sur l’affectation des moyens destinés aux communautés convictionnelles à l’occasion de certaines échéances électorales.
Convaincu qu’il faut, effectivement, davantage objectiver le financement public et compte tenu tant des arguments développés ci-dessus que de l’analyse d’expériences étrangères, je persiste à croire qu’il est préférable d’amender le système actuel -qui permet un réel regard des pouvoirs publics- et, comme l’a préconisé au terme de ses travaux en 2006 la Commission chargée de l’examen du statut des ministres des cultes reconnus, dite Commission des sages, « des missions d’enquête scientifique soient confiées à un consortium de centres d’études compétents dans le but de préciser le nombre « d’adeptes « des conceptions philosophiques et religieuses en Belgique «, ce qui -complété par d’autres indicateurs reflétant « des différences objectives soit dans l’offre soit la demande des services offerts par les cultes et la laïcité « - permettrait de fixer des enveloppes sur base desquelles les différentes communautés convictionnelles pourraient financer des traitements. Transposer cela au niveau des interventions locales en faveur, notamment, des fabriques d’église et établissements d’assistance morale mériterait réflexion car cela ne paraît pas d’emblée évident.
A côté de cela, d’autres inégalités persistent. Elles s’appellent notamment cumul (favorable aux ministres du culte catholique), progression barémique (favorable aux délégués laïques), indemnité de logement (favorable aux ministres des cultes « de terrain « ), outre d’importantes différences en matière de pensions et de statut social (en particulier à l’égard des femmes). Là aussi, une remise à plat devrait avoir lieu dans le but de tendre vers un statut harmonisé pour les divers ministres des cultes et délégués laïques.
Plus fondamentalement, si les discours politiques actuels évoquent souvent la cohésion sociale et le « vivre ensemble « comme nouvelles justifications du financement des cultes, cela ne ressort guère, actuellement, des mécanismes de financement et des budgets publics.
Ces questions sont à la fois complexes et sensibles. Il est grand temps d’y répondre. C’est donc avec impatience et intérêt que je lirai le rapport, dont la publication ne devrait tarder, du groupe de travail à l’œuvre au niveau fédéral, constitué à la suite de la Commission dite « des sages ».
Cet article a été publié sur le site du journal Le Soir le 19 octobre 2010, en complément d'un entretien accordé au journaliste Ricardo Gutierrez.
Pour citer cette page :
Husson, J.-F. (2012, 5 avril). Un impôt philosophiquement dédicacé ? Retrieved JJ-MM, AAAA, from http://www.centre-craig.org/page/un-impot-philosophiquement-dedicace.html.